Axes thématiques

 Axe 1 : Contextes

Le projet intellectuel, entre le cours initial dispensé par Durkheim et l’ouvrage préfacé par Halbwachs (1877-1945), s’étend sur environ cinquante ans. Sa genèse se situe autour de 1889, quand Durkheim, nouvellement nommé à l’université de Bordeaux, emprunte la thèse de Thurot qui lui sert de référence pour documenter un de ses premiers cours. Le projet éditorial aboutit en 1938, grâce au travail d’Halbwachs et à sa préface, véritable « trait d’union » avec aujourd’hui, au soutien de Mauss et très probablement de Louise Durkheim (1868-1927), « fidèle copiste » des cours de son époux. L’édition reprend le cours de 1902, année de la réforme du lycée et de l’arrivée de Durkheim à Paris. Si le lien entre les deux cours, de Bordeaux et de Paris, n’est pas clairement établi, leur trame est similaire : Durkheim la reprend dès son article critique de 1895 sur l’agrégation de philosophie, l’année même où Mauss est reçu 3ème au concours.

Le sociologue Durkheim occupe des postes de science de l’éducation jusqu’en 1913 : il est contraint de choisir des thèmes de cours en lien avec cet affichage institutionnel. L’objet de l’EPF, l’histoire de l’enseignement secondaire, n’est pas pour autant un choix par défaut : il est minutieusement construit et porte la marque d’un important investissement de sa part. Durkheim y engage autant ce qu’il est que ce qu’il sait. Sa trajectoire dans le système éducatif oriente son rapport à l’éducation. Cette trajectoire est marquée par ses deux baccalauréats, obtenus en 1874 et en 1875, son agrégation de philosophie, obtenue en 1882 au moment des lois Ferry sur l’obligation, la gratuité et la laïcité de l’école de la République, ses postes de lycée de 1882 à 1887, ses nominations à l’université de Bordeaux en 1887, puis à la Sorbonne à Paris en 1902, et ses deux thèses, soutenues en 1892 et 1893.

Durkheim investit dans son cours sur l’EPF plusieurs sources intellectuelles, qui sont autant de ses centres d’intérêts, mis au travail simultanément, depuis ses deux baccalauréats spinaliens, puis lors de ses sept années parisiennes, au lycée Louis-le-Grand et à l’École normale supérieure (ENS) : son rapport à la religion, à la philosophie, à l’histoire, au politique, à la physiologie, également à l’éducation et à la pédagogie. Il s’inscrit très tôt dans une perspective de sociologie générale, par la recherche des formes élémentaires, au sens physiologique, des faits sociaux, qui donneront le titre de son dernier ouvrage (en 1912 – et aussi du premier cours dispensé par Mauss, qui se situe dans la même veine, en 1902).

La sociologie générale n’est pas une science des « généralités », que Durkheim critique en 1887, mais des « belles généralisations » auxquelles il appelle dès 1886, et dont l’EPF offre un bel exemple. Pour exister, la sociologie scientifique, et indissociablement une sociologie de l’éducation, doivent filer l’analogie (et non la métaphore) avec d’autres sciences, principalement, avec la physiologie et la psychologie expérimentale. Durkheim ouvre alors un dialogue très critique avec, entre autres, l’histoire individuelle de Seignobos, la psychologie individualiste de James, la philosophie idéaliste de Kant ou spiritualiste de Bergson ; et la pédagogie de Montaigne, Érasme, Rousseau, ou Pestalozzi (tous quatre épinglés dans l’EPF). En outre, les sources tant naturalistes, biologiques et historiques de cette analogie scientifique permettent de questionner le terme

« évolution », récurrent dans l’EPF. Durkheim, avec les différentes sciences, disciplines et conceptions, est constamment à la « frontière », « au Far-West », selon la métaphore de Bourdieu. Autant de positionnements intellectuels dont l’EPF est l’expression, de controverses scientifiques face auxquelles Durkheim avance dans l’ouvrage des réponses sociologiques et pédagogiques.

 

Axe 2 : Texte(s)

La spécificité du rapport de Durkheim à son projet oriente la richesse et les limites de son argumentation. Sa perspective générale et ses références sont diachroniques et génétiques plus qu’historiques, évolutives plus qu’évolutionnistes, françaises mais ouvertes sur l’Europe. Il s’appuie sur un cadre d’analyse qu’il renforce progressivement, qu’il met à l’épreuve de multiples façons, autour d’un fil rouge régulièrement enrichi, pour déployer une problématique qui contribue directement à fonder la sociologie. Par de multiples entrées : une sociologie de l’école, de l’éducation, de l’enfance, de la socialisation, de l’enseignement, du système éducatif, des élèves et des professeurs, de leur travail intellectuel, mais aussi une sociologie de la religion et de la connaissance, et enfin une sociologie générale.

Pourtant, le propos de l’EPF n’est pas que sociologique, Durkheim se positionne avant tout sur le plan pédagogique, et historique. Son originalité s’exprime par la dichotomie fondamentale opposant la pédagogie réaliste scientifique à la pédagogie formaliste académique.

La « pédagogie réaliste » défendue vers la fin de l’EPF, inspirée dans l’ouvrage par Rabelais et Comenius, voire par Leibniz, se résume par l’idée que « le livre, le texte, doivent s’effacer devant la chose, devant la réalité, à l’école de laquelle il faut mettre directement l’enfant », pour lui montrer que « le monde a son centre hors de lui ». Son plaidoyer parachève sa critique du formalisme, au sommet duquel se trouve la grammaire, et dont il décrit la résurgence cyclique. « C’est que, déplore Durkheim, depuis le VIIIe siècle, nous allons de formalisme pédagogique en formalisme pédagogique, sans parvenir à en sortir. […] sous des formes diverses, c’est toujours le formalisme qui a triomphé ». Permanence du formalisme « structurel » qui permet aussi à Durkheim de souligner les limites du volontarisme politique et pédagogique « contextuel » : il rappelle en effet que nous n’éduquons pas comme nous le voulons.

Enfin, l’EPF s’inscrit dans une perspective sociologique plus large, dans l’élaboration de ce qui apparaît aujourd’hui comme les fondements d’une véritable sociologie générale de l’éducation, perceptible ailleurs dans l’œuvre de Durkheim. Outre l’article de 1895 déjà cité, l’EPF est en écho avec « De quelques formes primitives de classification » (1903, co-écrit avec Mauss, qui se clôt sur un appel à l’apprentissage par la « valeur émotionnelle des notions »), avec un autre de ses cours, l’Éducation morale (1925), avec ses articles du Dictionnaire de Buisson, en partie repris dans Éducation et sociologie (1922), et, évidence pourtant loin de faire l’unanimité, avec Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912).

 

Axe 3 : Actualités

Les contextes et le(s) texte(s) permettent d’ouvrir sur toutes les actualités de l’ouvrage. Le projet, et le contenu qui l’a nourri, ont permis à l’EPF, tout d’abord de conserver une étonnante actualité à sa parution, comme en atteste la préface d’Halbwachs sur la réforme du système éducatif (Durkheim « a cherché dans le passé les leçons dont devait profiter le présent »). Ils lui ont permis ensuite de connaître une nouvelle actualité lors de sa deuxième édition (1969), marquant la pleine entrée de Durkheim dans la sociologie que nous connaissons aujourd’hui : la seconde partie du colloque célèbrera ce cinquantenaire éditorial. Ils lui ont permis enfin de cumuler les actualités politique et scientifique lors de l’édition « Quadrige » de 1990, quand, cent ans après le cours originel, la sociologie de l’éducation française atteint l’apogée de son développement autant que de sa diversité ; et, avec la pédagogie, prend une dimension nouvelle au sein des Instituts universitaires de formation des maîtres (Iufm)

3.1 Les textes de Durkheim traitant de l’éducation, au cœur desquels prend place l’EPF, pourront servir d’appui aux propositions de communication, à propos, par exemple, de l’actualité des découpages disciplinaires, de leur épistémologie, de la pluridisciplinarité qu’ils fondent, ou du lien avec les sciences de l’éducation dont nous venons de fêter le cinquantenaire en France. La dynamique reliant l’EPF et ces autres textes passe aussi par l’analyse de leur réception, des controverses et malentendus qu’ils ont suscités, en France et à l’étranger, jusqu’à aujourd’hui

3.2 Mais l’EPF s’impose-t-il pour autant comme l’ouvrage fondateur de la sociologie de l’éducation ? Et Durkheim, comme un sociologue de l’éducation à part entière ? Ses écrits ne sont- ils pas plus utilisés, jusqu’à aujourd’hui, par les pédagogues que par les sociologues ? Les sociologues de l’éducation eux-mêmes le voient-ils comme le fondateur de leur spécialité ? Et comme celui qui a ouvert la voie de la sociologie de l’éducation vers la sociologie générale ?

3.3 Le début des années 1990 est également le moment de l’installation des Iufm, devenus les Espé (Écoles supérieures du professorat et de l’éducation) au début des années 2010, deux étapes majeures des transformations de la formation au métier et au savoir des nouveaux enseignants, professeurs-documentalistes et conseillers principaux d’éducation. L’ampleur de ces transformations donne sens à la double localisation géographique de ces journées, sur les sites des Espé de Lyon et de Marseille. Quelle actualité Durkheim, devenu dans les années 1920 une figure tutélaire des Écoles normales notamment grâce à Lapie et malgré Bergson, et sa réflexion menée dans l’EPF, ont face à cette entrée résolue dans le monde universitaire ?

Cette universitarisation d’une profession intellectuelle, via son intégration puis sa mastérisation, œuvre également à la promotion d’un travail intellectuel généralisé, dans un contexte d’évolutions disciplinaires, didactiques, pédagogiques et scientifiques potentiellement majeures, sur fond de formation « tout au long de la vie » et de controverses autour de l’« approche par compétences » ou de la « société de la connaissance ». Les masters MEEF (Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation) des Espé visent aussi le développement de l’esprit critique et de la créativité professionnelle ; leurs cursus sont adossés à la recherche et peuvent se prolonger vers le doctorat. L’alternance intégrative qui les structure permet d’envisager le dépassement des dichotomies théorie/pratique, savoir/métier, compétences/savoirs, formation disciplinaire/formation commune, etc., et ouvre des perspectives plus larges que les seuls stages « de terrain » dans les écoles et les établissements scolaires. Les liens se développent entre université et milieu professionnel formateur, dont le potentiel didactique et l’objectivation critique doivent être développés. L’activité et l’intérêt intellectuels des futurs enseignants sont plus que jamais mobilisables dans le cadre d’une posture de questionnement scientifique. Autant de déclinaisons possibles de la « pédagogie réaliste » défendue par Durkheim dans l’EPF.

3.4 Cette actualité de la pédagogie réaliste ne se retrouve-t-elle pas dans une démarche que l’on pourrait qualifier aujourd’hui « d’enquête scientifique » ? Ne nourrit-elle pas le plaidoyer de Lahire pour l’enseignement des sciences du monde social dès l’école primaire ? Pour la démocratisation du rapport (réaliste) aux savoirs en lycée professionnel ? Et pour une réflexion renouvelée de nos rapports aux outils de formation et aux organisations pédagogiques, en partant des usages (Simondon) ?

La critique, par Durkheim, de l’agrégation de philosophie n’interroge-t-elle pas, encore aujourd’hui, les particularités de la production du corps des enseignants du secondaire et du primaire ? Sa dénonciation plus globale des formalismes récurrents et renouvelés, produits par tout système éducatif, n’appelle-t-elle pas à rester vigilants sur la formation aux savoirs scolaires et universitaires, à travailler à les maintenir vivants et à éviter de les réifier en des « savoirs mortifères » (Chevallard) ? Cette permanence des formalismes, via la domination du rapport au(x) savoir(s) académique(s) qu’elle induit, n’est-elle pas la source de la reproduction et de la production scolaires de toutes les inégalités sociales ?

Sa critique sans concession de l’éréthisme jésuite et de l’émulation républicaine ne fonde-t-elle pas, toujours, la remise en question de certaines pratiques évaluatives et de toute compétition scolaire ? Son opposition à la « morale vieillie de nos pères » ou à la « pénalité intimidation » ne placent-elles pas clairement leur auteur, contrairement à ce que défendent certaines lectures tenaces, du côté de « l’effervescence salutaire » nécessaire à la classe car constitutive de la « réceptivité à la suggestion » propre à l’enfance ? Cette effervescence scolaire « bien fondée », selon l’intuition de Besnard, activité d’élèves régulée par l’enseignant dans un collectif commun et saluée dans l’Éducation morale comme nécessaire à la vie de la classe et à la vie des savoirs, cette dynamogénie scolaire et intellectuelle, à laquelle devraient se soumettre toute règle et toute forme scolaires, n’est-elle pas un antidote contre tant d’artefacts formalistes produits par le système éducatif, républicain ou religieux, jusqu’à aujourd’hui ? N’ouvre-t-elle pas une voie privilégiée pour les pédagogies dites de l’émancipation (Freire, Alinski, hooks…) ?

Sommes-nous encore, dans le domaine de la formation des enseignants ou autres, dans « l’état d’incertitude » qui caractérise le « dessein » de Durkheim résumé par Halbwachs dans son introduction : dans un contexte d’« allées et venues incessantes, sinon quelque peu désordonnées et contradictoires », de « réformes timides, incomplètes », qui ne vont pas « au fond des choses » ? Au moment du cinquantenaire de Mai 68, on peut se demander comment s’actualise dans la dialectique durkheimienne l’évolution/révolution pour penser les mutations, l’effervescence régulièrement « salutaire » et « créatrice » des mouvements sociaux ? On peut encore s’interroger sur l’actualité de la dynamique historique de pression de la demande éducative sur l’offre, que l’EPF fait remonter au XIIe siècle, avec la fin des écoles cathédrales, et qui a traversé tout le XXe siècle éducatif. Quelle est par ailleurs l’actualité démocratique du projet républicain, défendu mais aussi critiqué dans l’EPF ?

Enfin, quelles réponses précises apporte Durkheim à la question de la sociologie de la pédagogie, de la didactique, et de l’apprentissage ? Ou encore à la question du savoir pour tou.te.s, à laquelle il s’attaque dès 1883, contre Marx, dans son discours de jeune  agrégé aux lycéens de Sens         (« Personne ne doit rester à l’écart de la chaleur de la science », leur confie-t-il comme mission pour leur vie professorale future – et cette injonction républicaine de Durkheim va bien au-delà du monde élitiste des lycées de l’époque) ?

On le voit, les multiples questions posées par la formation universitaire des enseignant.e.s et personnels éducatifs via Durkheim, L’EPF et la sociologie, sont d’une haute portée. L’exemple de cette formation, caractérisée notamment par ses publics, ses institutions et ses contenus, est sans doute l’un des thèmes de prédilection de ces journées. Elle sert de révélateur à ce que peuvent être aujourd’hui la sociologie de l’éducation, la pédagogie scientifique, mais aussi la sociologie générale.

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